« Ce n’est pas qu’on n’existe pas dans la mode, c’est que vous ne voulez pas nous faire exister » : un thé avec Christelle Bakima Poundza (part. 2)

Un thé servi chaud, bien sucré, à l’abri dans le salon ou dans la chambre, en bonne compagnie. Un thé pour se détendre et se rassembler un moment, autour d’une conversation entre ami·e·s, artistes, consœurs de cœur et confrères de lutte, pour parler de nos combats et des conditions desquelles on n’échappe pas. « Un thé avec… » est une série d’interviews lentes, fleuves, qui s’écoulent au gré d’une temporalité d’humain·e. Ce sont des espaces de rencontre entre vous, moi et une personnalité créative queer noire talentueuse, qui apporte son diamant à l’édifice. Je m’appelle George, je suis artiste, trans, afrodescendant, handi, et avec mes ami·e·s nous avons beaucoup, beaucoup de choses à dire. Let’s spill the tea !

Fan de Marseille depuis son enfance, Christelle Bakima Poundza me raconte avec amour (et humour) son histoire personnelle avec la ville et les trajectoires de vie de sa famille qui s’y rejoignent. Le maillot de l’OM qu’elle aurait aimé avoir petite, le rap, la mer, l’identité de la ville qu’elle admirait, mais aussi son regard plus critique d’aujourd’hui, quant à sa position de Parisienne face à la gentrification accrue que connaît la cité phocéenne. 

Nous sommes en septembre 2024 et, faute de thé, nous buvons de l’eau au Fort Saint-Jean du Mucem, à Marseille. Dans la continuité de ses itinéraires préférés quand elle descend de Paris, nous traçons ensemble l’interview jusqu’au centre LGBTQIA+, où aura lieu la rencontre About Love [groupe en non-mixité noire et queer, ndlr]. L’averse finit par nous rincer, tandis que les mots de Christelle s’élèvent dans toute leur justesse et leur amplitude. Les voitures splashant le fond des pistes sonores recueillies  dans mon enregistreur, les couleurs des feux de circulation flous au crépuscule, et je m’é(mer)veille quand Christelle me parle. Le feu, l’intelligence, la critique, la poésie, la joie – elle est de ces grandes personnes qui s’expriment en prose ou en punchlines, sans le moindre effort, et sans honte. 

Toujours vêtue a minima d’une touche de rouge, Christelle Bakima Poundza est écrivaine. En 2023, elle sort son premier essai Corps noirs. Réflexions sur le mannequinat, la mode et les femmes noires, aux éditions Les Insolentes chez Hachette. Au fil de onze chapitres, elle pointe du doigt l’invisibilisation et le manque de représentation des femmes noires, mais aussi des personnes trans et des lesbiennes dans la mode. Capitalisation des luttes, exploitation des corps, hypocrisie du milieu, isolement, endettement, colorisme, fétichisation… Le livre propose une approche globale sur les différentes réalités complexes qui les touchent. Christelle y partage ses sources avec générosité, croisant entretiens riches et citations musicales chères à son cœur. Cette « playlist » conçue avec intention, rappelle d’une part les grands moments d’histoire de la mode et, d’autre part, les glorieux gestes de résistance et d’émancipation des femmes noires qui la font exister. 

La passion de Christelle m’a réconcilié avec la mode. En lisant ses lignes, je me suis souvenu de la version de moi enfant qui rêvait d’y travailler, avant de se heurter à ses violences systémiques. Pourtant, au-delà des injustices, Christelle nous rappelle que nous – personnes racisées, noires, FLINTA – faisons la mode, et que c’est un espace d’expression qui peut faire sens, qui nous appartient également. Son œuvre permet d’appréhender la mode en tant que lieu de travail qu’il est absolument nécessaire de réformer. « Enfin alors, peut-être, nous pourrons faire société » conclut-elle dans Corps noirs.

Il y a une invisibilisation criante et continuelle du lesbianisme, de la bisexualité, et des meufs trans dans la mode. Même quand vous croyez être les plus open-minded de la vie, sachez que vous ne l’êtes pas. Comme moi je ne l’étais pas avant que ça ne m’arrive à moi.

Christelle Bakima Poundza
Christelle Bakima Poundza © George
Christelle Bakima Poundza © George

Pour ce troisième épisode de « Un thé avec… », j’ai retrouvé Christelle en 2024 (un an après la sortie de Corps noirs). Dans la première partie de cette interview, Christelle Bakima Poundza revenait sur son rapport à l’écriture (qu’elle partage avec sa mère tant comme objet d’amour que de transmission), sur ce qui a forgé sa magie créative actuelle, mais aussi sur son expérience d’être éditée pour la première fois. Dans le continuum qu’est cette deuxième partie, elle nous partage ses rêves d’enfant et raconte le déroulement de la promo de son livre Corps noirs, en tant que femme noire et lesbienne dans le marché de l’édition français.

George – Comment tu te sens quand t’écris ? 

Christelle Bakima Poundza : Ça dépend de ce que j’écris. Quand j’écris, je ne me sens pas écrire, tu vois. Je n’ai pas de représentation de moi en train d’écrire face à mon ordi, ou à mon téléphone. Si j’écris sur des trucs qui me rendent vénère, ça me fait du bien parce que ça me permet d’extérioriser ce qui m’énerve, ou de le mettre à distance. Le sentiment général, c’est que ça me fait du bien, et je suis contente d’avoir ça dans ma vie. Il y a des moments où je pourrais me sentir très frustrée si je n’avais pas ce moyen-là de pouvoir m’exprimer, même si ce n’est que pour moi.

C’étaient quoi tes rêves d’enfant ? Athlète ? Volley-girl ? (Rires)

(Rires) J’ai compris que l’entraînement, c’est trop difficile ! Je voulais faire ça, et être astronaute aussi. Je ne sais pas trop pourquoi, vu que j’ai le vertige. Un moment, je voulais être diplomate. Après, je n’étais pas sûre que ce soit vraiment ma came (rires). Vers la fin de l’adolescence, j’avais trop kiffé Le Diable s’habille en Prada, ça m’a donné envie d’être rédactrice de mode. Je m’achetais plein de magazines, mais ça me semblait loin. 

Ensuite j’ai voulu être journaliste télé. J’avais une pote dont le père travaillait à France Télévisions. J’y ai fait mon stage de seconde, ça m’a dégoûtée. J’avais 15 ans, je regardais beaucoup la télé et jusqu’alors, j’avais une image très noble du métier. Là-bas, j’ai eu l’impression que les gens bâclaient leurs sujets, par manque de temps. Ça travaillait très vite. Même si j’étais jeune, j’ai pu accéder à certaines réunions et ça me choquait la façon dont les journalistes parlaient de leurs sujets, comme si ce n’était pas grand-chose. C’était du traitement à la pelle. Parfois les gens ne se parlaient pas très bien en conférence de rédaction. Ça n’avait pas l’air bienveillant comme environnement de travail et je me suis dit que je n’avais pas envie de faire ça. À la fin du stage, ma mère m’a demandé si j’avais aimé, et je lui ai répondu : « jamais » (rires). Pourtant j’avais une équipe plutôt gentille. J’ai compris, notamment pendant la promo de Corps noirs, que la télé est un média d’audience direct. C’est beaucoup plus capitaliste qu’une presse écrite par exemple. Ce qui prime, ce n’est pas le fond, c’est la forme et la rapidité avec laquelle la personne qui va regarder va capter l’info. On tronque l’actualité. Parfois il se passe des trucs de fou dans le monde et personne n’en parle dans le journal parce qu’iels se disent que ça n’intéresse pas les Français·es. Alors que t’es qui pour dire ça ?

Christelle Bakima Poundza © George
Christelle Bakima Poundza © George

Au-delà du traitement de l’info à la chaîne et de l’ambiance toxique, il y a aussi la question de l’attachement émotionnel – ou pas – à l’info. Qui pour autant existe bel et bien dans ton livre. 

Pour moi, l’actualité, ce n’est pas déconnecté du corps des gens. En France, il y a une tradition journalistique qui prône une pseudo-objectivité en laquelle moi je ne crois pas. Il y a deux semaines, j’écoutais une émission radio, et un journaliste d’investigation – reconnu dans le milieu – était interviewé. J’apprécie son travail habituellement, pour autant j’ai été très déçue de sa réponse lorsqu’on l’a questionné sur la part d’émotionnel dans son travail. Selon lui, l’émotionnel prend une place trop importante dans le journalisme d’aujourd’hui, et il préfère s’en tenir aux faits. Pourtant il ne faut pas oublier que le journalisme a un impact réel sur la vie des gens. Peut-être que t’es d’une école où il a toujours fallu décorréler [les faits et les émotions], peut-être que pour toi ce n’est pas lié, mais pour moi ça ne l’est pas. Quand tu vas faire un reportage sur des naufrages en mer, peut-être que toi, ça ne te fait rien parce que tu ne les connais pas [les victimes], mais moi, si ça se trouve, un de mes cousins est mort dans ce naufrage. Tu te dis que c’est un migrant parmi cent mille, qu’on entend ça tous les jours, alors que moi, ça fait peut-être partie de l’histoire de ma famille. La question que les journalistes doivent se poser, c’est : pour qui est-ce qu’il y a de la distance, en fait ? Sûrement pour vous, mais pas pour nous. C’est toujours la même question, en vrai. On en revient aux mêmes questions, continuellement ! 

Si le livre ne sortait pas du sérail littéraire, ça ne m’intéressait pas. Si ce ne sont que les gens du monde de l’édition qui résonnent avec, ça ne fait pas sens. Ce livre parle de nous.

Christelle Bakima Poundza

Tu as lancé ton livre il y a un an, qui a été accueilli positivement par le public et les médias. Qu’est-ce que t’as ressenti face à ce succès ? 

J’espérais, en l’écrivant, qu’il résonne car je portais des sujets importants pour moi, et qui l’étaient pour d’autres personnes. C’était particulier de vivre à mon échelle la sollicitation. Être disponible pour les médias et les événements. Le premier mois de la promo, j’avais deux à trois interviews par semaine donc c’était assez intense. Parfois j’avais l’impression de répéter la même chose. En même temps, beaucoup de gens m’ont dit que j’avais l’air très à l’aise et m’ont demandé si j’avais eu un media training. Ce n’est pas le cas. Je travaille dans les médias, je pense que ça vient de là. Avec mon attachée de presse, on avait aussi défini ceux avec lesquels je savais d’avance que je ne serai pas à l’aise. J’ai eu beaucoup d’interviews papier avec des gens dont je connaissais déjà le travail parce que je les lisais depuis longtemps. On n’était pas ami·e·s, mais forcément ça te met en confiance. Je me sentais honorée aussi. J’avais l’habitude d’aller à beaucoup de rencontres avec des auteur·ice·s, et là des gens venaient pour me voir ! T’es content·e, et en même temps, c’est intéressant de voir comment ça te donne un nouveau statut qui fait que les gens te perçoivent différemment, notamment les plus jeunes. J’étais un peu perdue. Je me suis dit : « c’est ça, ce que ça fait d’être de l’autre côté ». 

Sincèrement, c’est une promo et une sortie que j’ai aimées parce que j’ai fait en sorte qu’elles soient plurielles et à mon image. On a sélectionné des médias différents, qu’ils soient indépendants ou mainstream. L’interview avec toi me tenait grave à cœur. Je t’avais dit dès le début : « même si c’est dans un an, tranquille ! ». Déjà parce que je lis Manifesto XXI. Il y a des interviews qui sont ouf parce que tu sens que le temps a été pris, que ce n’est pas forcément dans l’urgence. J’ai pu faire plein de rencontres différentes en librairie, avec des centres pour jeunes… Sortir de ce qu’on attend de toi quand tu sors un livre, de cette idée que « maintenant je suis une meuf du sérail littéraire, je suis trop fière, j’y suis arrivée ». Je me disais plutôt que si le livre ne sortait pas du sérail littéraire, ça ne m’intéressait pas en fait. Si ce ne sont que les gens du monde de l’édition qui résonnent avec, ça ne fait pas sens. Ce livre parle de nous. 

Christelle Bakima Poundza © George
Christelle Bakima Poundza © George

Comment tu décrirais ton accueil sur les plateaux télé-radio en tant que femme noire et lesbienne ? 

L’une de mes premières télé, France 24, s’est très bien passée, mais pour que ça se passe bien j’ai quand même dû mettre les points sur les i. Avant d’y aller, j’ai demandé à mon attachée de presse de s’assurer qu’il y aurait bien un·e maquilleur·se plateau qui sache maquiller les peaux noires. Ça n’a pas manqué, iels ont répondu qu’il fallait que je vienne avec mon propre maquillage. Vous m’invitez sur un sujet de livre dans lequel je dis que les mannequins noires sont laissées à l’abandon par rapport à ça, et quand vous me recevez, il n’y a personne ? En plus, c’est France 24, une chaîne dont l’audience est grandement la francophonie noire. Finalement, iels ont trouvé quelqu’un·e, mais tout de suite je me suis dit que c’était un vortex. À la télé, ça se passe comme ça. On ne t’attend pas là. 

Pendant un certain temps, peu de journalistes ont rebondi sur le chapitre « Queers invisibles ». Peut-être parce que j’ai été lesbienne sur le tard, où parce qu’iels se sont demandé à quel point j’avais envie d’en parler, mais bon, c’est écrit dans le livre. J’ai l’impression que tu ne peux pas être deux choses à la fois. J’ai toujours été reçue médiatiquement comme une autrice noire, mais pas nécessairement comme une autrice noire lesbienne. Quand j’explique que tomber amoureuse d’une fille à 25 ans, ça a vraiment changé ma perspective sur ce que je pensais d’aimer la mode, comment, etc., pour moi c’est un acte puissant. C’est remettre en question ce que ça veut dire profondément. Peut-être que si ça ne m’était pas arrivé, j’aurais continué d’aimer la mode d’un œil différent. J’aurais tendance à dire qu’il y avait une partie d’invisibilisation sur ma sexualité. 

Le vêtement ou le style, ça peut faire que des gens viennent vers toi. Ça m’a beaucoup permis de m’exprimer avant même de me présenter ou de dire d’où je viens.

Christelle Bakima Poundza

Le fait d’avoir tes premières relations non-hétérosexuelles, ça t’a permis de te rendre compte du paradigme normatif hétérosexuel. 

C’est la mode qui m’a appris qu’être gay, c’était une réalité. Les designers, plein de gens [de ce milieu]… et c’était normalisé car j’ai aimé la mode très tôt. Par contre, je n’ai pas eu cette normalisation des femmes queers par la mode. C’est plus passé via la musique. C’était un chapitre assez difficile à écrire au départ parce que je ne savais pas si je voulais mettre cette partie de moi dans le livre. Je me demandais si j’étais légitime d’en parler. Mes proches savent que je suis lesbienne, il n’y avait pas de doute là-dessus. Par contre, je n’avais pas encore une expression aussi fluide sur comment j’avais normalisé ça. C’est pour ça que j’ai voulu le faire. Je me demandais « qu’est-ce que ça a changé en toi ? et comment est-ce que ça peut servir au plus grand nombre et à l’industrie de la mode ? ». De se rendre compte qu’il y a une invisibilisation criante et continuelle du lesbianisme, de la bisexualité, et des meufs trans dans la mode. De se dire aussi que, même quand vous croyez être les plus open-minded de la vie, sachez que vous ne l’êtes pas. Comme moi je ne l’étais pas avant que ça ne m’arrive à moi. 

Je me suis grave identifié à toi à plein de micro et macro-endroits en te lisant. Qu’est-ce qui te fait le plus kiffer dans la mode ?

Très jeune, c’était de pouvoir m’exprimer. Comme je te disais, j’ai beaucoup déménagé et souvent été la nouvelle. Beaucoup d’amitiés que j’ai eues plus jeune ont commencé par des gens qui appréciaient mon style, ma tenue, comment je m’habillais. Je n’ai jamais été quelqu’une de très timide. Par contre, même si t’es pas timide, quand t’es nouveau ou nouvelle dans une école tous les quatre ans, t’as juste pas de potes. Tu ne sais pas dans quel groupe aller. Le vêtement ou le style, ça peut faire que des gens viennent vers toi. Ça m’a beaucoup permis de m’exprimer avant même de me présenter ou de dire d’où je viens. J’aimais la mode pour les images créées, je regardais les défilés, les magazines. J’avais l’impression que c’était un monde parallèle que je rêvais de voir. Expression et rêve. 

Je ne sais pas s’iels se rendaient compte que, même si j’étais à l’aise avec elles·eux, iels faisaient perdurer une violence. Quand je bosse sur des projets qui peuvent être plus prestigieux ou rémunérateurs, la plupart du temps je suis la seule personne noire.

Christelle Bakima Poundza

C’est quoi qui t’a donné envie de continuer à bosser dans le monde de la mode ? Parce qu’il y a toute la phase quand t’es enfant où tu te dis que la mode c’est trop bien, puis tu grandis et tu t’étouffes en recrachant ton thé (rires). La violence du système est en plus particulièrement pernicieuse dans les milieux artistiques.

J’ai persévéré dans la mode, mais pas là où je pensais. Jusqu’à mes 18-19 ans, j’avais envie de travailler dans ce que j’appelais « la mode pure et dure ». Travailler chez LVMH, dans des grandes maisons. J’ai eu un premier entretien à l’époque chez Hermès et je me suis sentie très mal. Je m’étais lissé les cheveux, je pensais que ça passerait mieux. Direct, je me suis dit que je n’allais pas tenir deux mois là-bas. J’ai fait un pas de côté. Je suis allée dans la mode, mais pas dans le luxe. J’ai eu de la chance car j’ai souvent eu de bon·ne·s encadrant·e·s, des bon·ne·s managers. Des gens qui ont senti ma curiosité, ma créativité, et qui voyaient que j’étais très critique du système. Souvent, j’étais la seule personne noire, la seule femme. Parfois je disais « je comprends pas pourquoi y’a que moi », un peu de façon blagueuse, mais sans rigoler non plus. Je ne sais pas s’iels se rendaient compte que, même si moi j’étais à l’aise avec elles·eux – et peut-être aussi parce qu’on avait des milieux sociaux communs –, iels faisaient perdurer une violence.

Quand j’étais en école de mode, j’ai rencontré deux filles noires. Une de Guadeloupe et une de Côte d’Ivoire. On parlait beaucoup de ça, on avançait là-dessus. Je n’étais pas toute seule à être noire, à être dans cette industrie et à vouloir en faire un sujet. Tu peux être noir·e ou différent·e dans une industrie, ça ne veut pas forcément dire que tu te sens en position d’aller contre le système. Tu peux te mettre dans des situations de précarité. Tu te dis que t’es là et que c’est déjà bien, donc tu fais de ton mieux… Il y a plein de raisons qui font que les gens ne parlent pas, et libre à elles·eux. C’est quand j’ai rencontré ces meufs que j’ai réalisé qu’on était beaucoup plus que ce qu’on pense à se dire « c’est trop, vous vous foutez de nous ». Même si je continue à travailler dans cette industrie, il y a pas mal de mondes parallèles. Sur certains projets, il n’y aura que des personnes racisées. Ça reste des trucs « de niche » parce que la puissance institutionnelle financière médiatique continue à être possédée par les espaces blancs, qu’on le veuille ou non. Quand je bosse sur des projets qui peuvent être plus prestigieux ou rémunérateurs, la plupart du temps je suis la seule personne noire. C’est ça que j’essaie de vous dire dans le livre. Ce n’est pas qu’on n’existe pas dans la mode, c’est que vous ne voulez pas nous faire exister. Vous vous dites que c’est comme ça, alors que non.

La dernière phrase de ton livre parle d’une restructuration profonde et possible de la société… Là c’est le moment « dream et inspiration ».

(Rires) « If I had a dream ! »

Pourquoi on ne finance pas des lieux ou des médias qui font que des personnes qui se sentent marginalisées peuvent se sentir incluses ? Parce que le système dans son entièreté, en tous cas les gens qui en sont tout en haut, n’ont pas intérêt à nous donner ces moyens d’émancipation-là.

Christelle Bakima Poundza

Comment ça pourrait se manifester selon toi, cette restructuration ? 

Pour moi, c’est une réponse collective. Juste après [cette conversation], on va à About Love [groupe en non-mixité noire et queer, ndlr], ça fait partie des solutions. Les solutions, pour moi, ça peut être : donner des subventions à des organisations qui font en sorte que des personnes marginalisées ne se sentent plus comme telles. Quand tu participes à un groupe comme About Love, tu te sens toi. Bien sûr, il peut y avoir d’autres styles d’oppression, mais tu n’es pas à faire la guerre comme tu peux l’être à d’autres endroits où tu dois justifier de ton identité. Quand on multiplie ces espaces, les gens ont le temps de penser à des trucs humains, qui les animent. Si dans ta vie t’es tout le temps en situation de survie, t’as pas le temps de penser à ça. Est-ce que t’aimes ci ou ça dans l’art ? Qu’est-ce que tu as envie de créer ? 

C’est un système qui s’auto-entretient. Pourquoi on ne finance pas des lieux ou des médias qui font que des personnes qui se sentent marginalisées peuvent se sentir incluses ? Parce que le système dans son entièreté, en tous cas les gens qui en sont tout en haut, n’ont pas intérêt à nous donner ces moyens d’émancipation-là. Ça les met trop en porte-à-faux par rapport à ce qu’iels font. En France, iels se disent que c’est toujours mieux que les États-Unis. Moi je te parle d’un pays dans lequel je vis et donc de ma réalité, dans laquelle je me retrouve confrontée à des choses, et ce n’est pas normal. Parfois il y a des Américain·e·s qui viennent en France et qui disent qu’iels n’ont jamais vu un pays aussi raciste. Posez-vous la question ! 

Je n’ai pas de solution toute faite mais je crois beaucoup aux espaces et aux collectifs. Ça te permet de te voir dans une autre personne. Quand tu disais que tu te reconnaissais dans certaines parties du livre – un livre, c’est un espace. Tu communiques avec quelqu’un·e, et tu te dis « ok, c’est pas que dans ma tête, ça me donne de la force ». Et après on s’unit à plusieurs. C’est trop important, et ce n’est pas qu’une question de loi. Parfois tu te dis que les lois nous oppressent plus qu’autre chose. On va faire société ensemble !

Ça m’a rassurée de me dire qu’il n’y avait pas que ma génération, pas que ma personne, qui avaient eu à vivre et à affronter tout ça. Qu’il s’était aussi passé des trucs très joyeux après. Pour continuer à avancer, faut déjà faire société entre nous.

Christelle Bakima Poundza

Qu’est-ce que ça peut encore vouloir dire selon toi de faire communauté, face à toute la violence des actualités auxquelles on a accès sur les réseaux sociaux ? 

C’est une question que je me suis beaucoup posée pendant la période des législatives [en juin et juillet 2024, ndlr]. Même avant, avec ce qu’il se passe en Palestine. J’avais envie de quitter les réseaux. Je n’en pouvais plus. En même temps, ce n’est pas parce que j’en sortais que j’allais ne plus savoir. Puis parfois, quand on se déconnecte, on manque des moments de reconnexion avec d’autres. C’est une question qui m’interroge encore beaucoup aujourd’hui. 

Il y a eu beaucoup trop de moments dans l’actualité récente où je me disais que les pouvoirs publics ne cessaient de vouloir casser notre collectivité, notre espoir. Le lendemain du 7 juillet, même si ce n’était pas parfait, il y avait eu la victoire du [Nouveau] Front Populaire [coalition de gauche aux législatives, ndlr]. J’étais à Paris, avec ma sœur et une pote, à République. On était trop contentes, même si rien n’était gagné. Tout ça pour qu’au final le Premier ministre [nommé quelques jours plus tard] soit de droite, et tous ces retournements de situation. Vraiment, ce sont des moments qui m’ont fait mal au corps. Je me disais : « putain, c’est le découragement ultime ». Tu veux faire quoi, en fait ? On nous dit qu’il faut se mobiliser, tu te mobilises d’une manière ou d’une autre, pour que finalement « non, ça n’a servi à rien, vous pouvez dire ou faire ce que vous voulez, nous on s’en fout ». 

J’ai essayé de me reposer, de recréer des espaces, de créer des jeux de société avec ma famille. Je me suis replongée dans des archives à la bibliothèque. J’ai cherché « gauche qui trahit » (rires) ! J’ai trouvé plein de choses anciennes. Ça m’a grave apaisée. Je me suis dit que cette histoire n’est pas nouvelle. On pourrait penser que je devrais plutôt être dég qu’il y ait eu une succession de trahisons, de malmenages. Mais ça m’a rassurée de me dire qu’il n’y avait pas que ma génération, pas que ma personne, qui avaient eu à vivre et à affronter tout ça. Qu’il s’était aussi passé des trucs très joyeux après. Ça demande de tenir, et pas tout·e seul·e. Pour continuer à avancer, faut déjà faire société entre nous. Entre les gens que tu considères être les tiens. Et au fur à mesure, on va créer des choses. Elle est grave bien ta question parce que je pense qu’elle nous taraude toustes tôt ou tard. Il y a toujours un moment où on se dit « mais c’est mort, je ne vais plus vivre avec les autres, iels m’ont tellement saoulé·e ». Mais peu de gens peuvent vraiment se permettre de vivre en autarcie complète, à part les millionnaires qui habitent sur des îles. Tu dois aller travailler, tu dois prendre le métro… et la violence peut arriver à plein de moments. 


Retrouvez la première partie de cette conversation, dans laquelle l’autrice s’exprime sur son rapport à l’écriture, son expérience d’être éditée pour la première fois, et ce qui a forgé sa créativité.

Suivre le travail de Christelle Bakima Poundza sur Instagram 

Relecture et édition : Sarah Diep
Image à la une : © George

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