Un thé servi chaud, bien sucré, à l’abri dans le salon ou dans la chambre, en bonne compagnie. Un thé pour se détendre et se rassembler un moment, autour d’une conversation entre ami·e·s, artistes, consœurs de cœur et confrères de lutte, pour parler de nos combats et des conditions desquelles on n’échappe pas. « Un thé avec… » est une série d’interviews lentes, fleuves, qui s’écoulent au gré d’une temporalité d’humain·e. Ce sont des espaces de rencontre entre vous, moi et une personnalité créative queer noire talentueuse, qui apporte son diamant à l’édifice. Je m’appelle George, je suis artiste, trans, afrodescendant, handi, et avec mes ami·e·s nous avons beaucoup, beaucoup de choses à dire. Let’s spill the tea !
Fan de Marseille depuis son enfance, Christelle Bakima Poundza me raconte avec amour (et humour) son histoire personnelle avec la ville et les trajectoires de vie de sa famille qui s’y rejoignent. Le maillot de l’OM qu’elle aurait aimé avoir petite, le rap, la mer, l’identité de la ville qu’elle admirait, mais aussi son regard plus critique d’aujourd’hui, quant à sa position de Parisienne face à la gentrification accrue que connaît la cité phocéenne.
Nous sommes en septembre 2024 et, faute de thé, nous buvons de l’eau au Fort Saint-Jean du Mucem, à Marseille. Dans la continuité de ses itinéraires préférés quand elle descend de Paris, nous traçons ensemble l’interview jusqu’au centre LGBTQIA+, où aura lieu la rencontre About Love [groupe en non-mixité noire et queer, ndlr]. L’averse finit par nous rincer, tandis que les mots de Christelle s’élèvent dans toute leur justesse et leur amplitude. Les voitures splashant le fond des pistes sonores recueillies dans mon enregistreur, les couleurs des feux de circulation flous au crépuscule, et je m’é(mer)veille quand Christelle me parle. Le feu, l’intelligence, la critique, la poésie, la joie – elle est de ces grandes personnes qui s’expriment en prose ou en punchlines, sans le moindre effort, et sans honte.
Toujours vêtue a minima d’une touche de rouge, Christelle Bakima Poundza est écrivaine. En 2023, elle sort son premier essai Corps noirs. Réflexions sur le mannequinat, la mode et les femmes noires, aux éditions Les Insolentes chez Hachette. Au fil de onze chapitres, elle pointe du doigt l’invisibilisation et le manque de représentation des femmes noires, mais aussi des personnes trans et des lesbiennes dans la mode. Capitalisation des luttes, exploitation des corps, hypocrisie du milieu, isolement, endettement, colorisme, fétichisation… Le livre propose une approche globale sur les différentes réalités complexes qui les touchent. Christelle y partage ses sources avec générosité, croisant entretiens riches et citations musicales chères à son cœur. Cette « playlist » conçue avec intention, rappelle d’une part les grands moments d’histoire de la mode et, d’autre part, les glorieux gestes de résistance et d’émancipation des femmes noires qui la font exister.
La passion de Christelle m’a réconcilié avec la mode. En lisant ses lignes, je me suis souvenu de la version de moi enfant qui rêvait d’y travailler, avant de se heurter à ses violences systémiques. Pourtant, au-delà des injustices, Christelle nous rappelle que nous – personnes racisées, noires, FLINTA – faisons la mode, et que c’est un espace d’expression qui peut faire sens, qui nous appartient également. Son œuvre permet d’appréhender la mode en tant que lieu de travail qu’il est absolument nécessaire de réformer. « Enfin alors, peut-être, nous pourrons faire société » conclut-elle dans Corps noirs.
J’avais conscience qu’on était à un moment dans le monde de l’édition où ma personne, mon corps, mon parcours, représentaient un truc un peu marketing, bankable. Je n’avais pas envie de signer pour les mauvaises raisons.
Christelle Bakima Poundza
Pour ce troisième épisode de « Un thé avec… », j’ai retrouvé Christelle en 2024 (un an après la sortie de Corps noirs). Dans la première partie de cette conversation, elle se dévoile sur son rapport à l’écriture, vécue dans sa famille comme moyen d’amour et de transmission, son expérience d’être éditée pour la première fois, et ce qui a forgé sa créativité.
George – T’as grandi dans quelle ville ?
Christelle Bakima Poundza : Je suis née à Abidjan en Côte d’Ivoire, mais mes deux parents sont d’origine congolaise. Dans les années 90, iels travaillaient en Guinée Conakry. Pour ma mère, c’était plus simple d’accoucher à Abidjan car à l’époque, le système de santé en Guinée pâtissait de beaucoup de problèmes. Il y avait un taux de morts infantiles et des mères très élevé. Jusqu’à mes quatre ans, nous avons habité en Guinée, et en 2000 on est rentré·e·s en Île-de-France [les parents de Christelle ont vécu en France avant d’habiter en Guinée, ndlr]. En 2008, nous sommes allé·e·s vivre dans l’Oise, en Picardie. Après ça, je suis revenue à Paris pour une prépa, puis j’ai fait une école de commerce à Lille. Je suis ensuite allée à Berlin pour un échange, puis revenue à Paris en 2018.
Mon parcours est très morcelé, et à chaque fois qu’on me demande « tu viens d’où ? », en fait je ne sais pas quoi répondre. Pas dans le sens crise identitaire – je sais que la ville où je me sens vraiment chez moi, c’est Paris – mais parce que j’ai toujours été la nouvelle de la classe. Ça a un côté positif parce que tu peux te réinventer à chaque fois, tu n’es pas assigné·e à une case. Enfant, je trouvais ça incroyable qu’il y ait des gens qui se connaissent depuis dix, quinze ans. Moi ce n’était pas mon cas, mis à part avec les membres de ma famille. Ça fait que j’ai un rapport à « d’où je viens » qui est… je ne sais pas trop.
Ta mère a écrit un roman sur son expérience en Guinée Conakry, non ?
Elle a écrit trois romans. Le premier sur l’expérience d’expatriation en Guinée, Expatriés en Guinée Conakry, qui raconte leurs dix ans de vie avec mon père là-bas. Le second s’appelle Le Retour en France des expatriés. Le livre parle de ce que ça fait de revenir après dix ans – tu manques d’attaches, tu as raté des moments importants de la famille, tu n’es plus trop adapté·e à la société française. Le tout dernier, Sacrifiée, est sorti il y a deux ans. Ça revient sur son enfance au Congo, avant qu’elle vienne en France. Celui-ci était pour elle, tandis que les deux premiers avaient été écrits pour que l’on sache notre histoire. J’y ai appris plein de choses sur ma mère. J’ai mieux compris comment elle était, comment moi je pouvais être.
Dans ma famille, ça voulait dire quelque chose de s’élever contre l’oppression.
Christelle Bakima Poundza
Est-ce qu’il y a eu des moments de transmission artistique entre vous ? Est-ce que l’art est devenu un love language ?
Quand j’étais petite, ma mère avait un job à plein temps et, en parallèle, elle écrivait des livres. Elle a été secrétaire médicale, ensuite responsable budgétaire dans un hôpital, et c’est toujours le cas. Elle a aussi été la gérante d’une boulangerie pendant dix ans. Elle n’a jamais vécu pleinement de son art. Je n’ai conscientisé que très tard que ma mère écrivait des livres. J’en ai été fière et je les ai lus, mais j’ai été tellement matrixée par le fait que ma mère ne ressemblait pas aux gens qu’on disait auteurs et autrices. Je pensais qu’elle écrivait des livres, sans pour autant être autrice, alors qu’en fait, si. Moi je viens de finir le mien, et je me demande comment elle y est arrivée. C’est dur ! D’autant plus quand tu travailles à temps plein, que t’as une famille… Je n’ai pas d’enfant, pas de chat, pas de chien, j’ai que me, myself, et j’ai déjà trouvé ça dur.
Il y avait beaucoup de livres chez moi. Mon père, qui est ingénieur, lisait plutôt des essais et des textes grave politiques. Ma mère, c’était plus des romans et des témoignages. Mon père représentait pour moi la figure de l’intellectuel révolutionnaire, qui décortiquait les infos et analysait les actualités. L’école après l’école. Pendant très longtemps, il a été au parti socialiste. Petite, il m’emmenait coller des affiches ou à des événements du parti, à des manifs. Ça me saoulait mais rétrospectivement ça forge un caractère. Dans ma famille, ça voulait dire quelque chose de s’élever contre l’oppression.
C’est l’école après l’école, mais c’est aussi se renseigner, être curieux·se… Quand tu es enfant, ça te donne l’habitude de questionner. Ce côté journalistique et analytique, c’est quelque chose qui se retrouve dans ton livre.
Oui, c’est ça. On me demandait souvent mon avis sur plein de trucs. Je me souviens qu’en grandissant, une pote m’avait dit : « toi t’aimes trop donner ton avis sur tout, j’comprends pas pourquoi en fait ! » (rires). Et je lui ai répondu : « mais attends, toi tes parents te posaient pas la question de “t’en penses quoi de X ou Y” ? ». Jusqu’à ce moment, je croyais que tous les parents demandaient ce genre de choses. J’ai un cousin qui était saoulé de ces questions quand il venait à la maison. Pour lui, c’était une évaluation, alors que pour moi, c’était plus un moment d’échange avec mes parents. Quand ma mère était petite, personne ne lui posait ce genre de questions. Elle est venue en France à l’âge de 15 ans avec sa mère, qui vivait déjà en France. C’est un de ses oncles qui lui a annoncé comme ça « demain tu pars en France ». On ne lui a pas expliqué ni pourquoi, ni comment. Elle était au collège. Il y a beaucoup de choses pour lesquelles on lui a pas demandé son avis, donc je pense qu’elle a voulu faire le truc à l’envers, nous donner ce qu’elle n’a pas eu.
Ma mère ne nous souhaitait pas d’être les meilleures mais plutôt d’être heureuses. Mon père voulait notre bonheur aussi, mais pour lui l’excellence menait au bonheur, alors que bon, on sait que ça ne marche pas forcément comme ça.
Quand je lis un truc assez puissant, je me dis que la personne est vachement courageuse. Elle s’est dit qu’elle écrivait pour elle avant tout.
Christelle Bakima Poundza
Quel âge avais-tu quand tu as commencé à lire les œuvres de ta mère ? Qu’est-ce que ça t’a fait ?
J’ai lu le premier roman en 2007, j’avais 11 ans. J’en ai pas gardé beaucoup de souvenirs, si ce n’est que je ne comprenais pas pourquoi elle avait écrit ça. Je me disais « c’est bizarre de raconter sa vie dans un livre » (rires). Je ne comprenais pas, et en même temps ça avait l’air cool. Il y avait des rencontres autour du livre. Des gens venaient voir ma mère en lui disant qu’iels adoraient son travail. J’étais impressionnée. À cette époque, je lisais plus le Journal d’une princesse, donc ça ne m’a pas transcendée.
C’est en 2017 – l’année où mes parents ont divorcé – que j’ai relu les deux premiers livres de ma mère. Dans le premier, elle parle de son amour pour mon père, de leur rencontre, de leur relation à elleux. Quand il est parti en Guinée pour le taf, ma mère est restée en France. Pendant deux, trois mois, iels étaient séparé·e·s, et ma sœur aînée avait moins d’un an. C’était la distance, la séparation. C’était super précieux [de pouvoir lire ça] , parce que quand tes parents se séparent, tu crois qu’iels ne se sont jamais aimé·e·s. En relisant ça, j’ai compris que si, que mon histoire ne venait pas de nulle part. C’est là que j’ai réalisé que c’était super puissant d’écrire un livre. Je l’avais déjà lu, et pourtant j’ai pleuré en le lisant une deuxième fois. Ça prenait une autre tournure, alors qu’elle l’avait écrit presque quinze ans plus tôt. C’était tellement novateur, pas seulement par rapport à la famille de laquelle elle vient. J’ai trouvé ça courageux, parce que quand t’écris un texte autobiographique, même si t’aimes ta famille, il y a toujours un moment où tu peux dire quelque chose qui peut froisser quelqu’un·e.
Quand j’ai écrit mon livre, je me suis dit « faudrait pas que je mette trop de perso là-dedans ». Je ne savais pas si j’aurais les épaules pour faire face aux réactions. Au tout début, j’ai essayé de garder de la distance, puis je me suis dit que ce n’était pas moi. Je ne vais pas raconter ma vie, mon œuvre à tout le monde, mais c’est important pour moi de dire pourquoi je ressens ça, à un moment précis. Qu’est-ce que ça m’a fait ? C’est aussi comprendre que les décisions que des entreprises peuvent prendre – quand on parle de la mode par exemple – ont un impact réel sur comment une personne se sent légitime ou illégitime à son endroit. Quand je lis un truc assez puissant, je me dis que la personne est vachement courageuse. Elle s’est dit qu’elle écrivait pour elle avant tout.
Est-ce qu’un jour tu aimerais écrire un texte plus personnel, ou autobiographique ?
J’aimerais juste que les gens qui vont me suivre sachent d’où je viens historiquement et socialement. Le fait de lire d’où ma mère venait profondément, ça m’a donné une force. Mes sœurs me disent souvent de faire une série télé semi-autobiographique. Je trouve que le livre, c’est hyper égocentrique, et en même temps, c’est pas comme si y avait mille personnes comme nous qui arrivent à la publication. Même s’il y a plein de gens comme nous qui écrivent. Peut-être qu’un jour j’écrirai quelque chose d’autobiographique, mais ça viendra à un moment plus profond, après un déclic. Du genre « si je le fais pas là, ça va me coûter ». C’est ce qui s’est passé avec Corps noirs. J’ai senti que ça allait me coûter si je n’écrivais pas. C’est un peu comme ça que j’arrive à choisir les projets sur lesquels je me mets vraiment à fond. Je me demande : est-ce que tu le fais parce qu’on te l’a proposé ? Est-ce que tu le fais parce que si tu ne le fais pas, tu vas vraiment te sentir…
Pourrir ?
Oui, exactement. T’aurais pu en sortir quelque chose, mais tu ne l’as pas fait parce que t’as eu peur.
Elle m’a dit : « ce que tu vas écrire, ce sera en ton nom, et c’est toi qui le portes. Dans ton écriture, il faut que tu aies conscience de ça. »
Christelle Bakima Poundza
Comment ça s’est passé pour toi d’être éditée, et d’avoir une agente ? Tu peux nous parler du processus d’être publiée ?
En 2020, j’ai envoyé mon mémoire de recherche à des maisons d’édition. L’une – La Découverte – m’a dit qu’elle n’était pas intéressée parce que c’était trop « niche »… (rires) et les autres ont décliné ou ne m’ont pas répondu. Ça m’a un peu découragée. Après, j’ai envoyé un mail à Laura Nsafou – Mrs Roots – que j’avais déjà rencontrée mais que je connaissais peu. Je lui ai expliqué que je voulais me faire éditer mais que, jusqu’à présent, j’essuyais des refus. Elle m’a répondu que si j’envoyais mon mémoire tel quel, ça ne marcherait pas, qu’il fallait que je leur envoie une note d’intention. C’est un petit résumé sur ce que t’as envie d’écrire, et une mini bio sur toi. Elle a relu ma note d’intention, l’a envoyée à son éditrice et m’a souhaité bon courage. Ça n’a pas marché avec sa maison d’édition mais ça m’a quand même beaucoup aidée.
Suite à ça, j’ai donné une interview pour un podcast en 2021, avec un média mode qui s’appelle The Good Goods. La journaliste qui m’a interviewée m’a donné le contact d’une agente littéraire qu’elle connaissait. Pendant quatre mois, l’agente en question ne m’a pas répondu, malgré mes relances. Je me suis dit « c’est mort », à nouveau. Puis elle m’a écrit en me disant qu’elle trouvait ça intéressant, que c’était une bonne matière pour un essai, mais qu’on était encore loin d’une œuvre littéraire. Elle était partante pour retravailler le texte avec moi, pour le proposer ensuite à une maison d’édition. Entre juin et septembre 2021, on a fait pas mal de rencontres pour apprendre à se connaître. Moi, j’étais très sur la réserve. Même si c’était important pour moi de publier, j’avais conscience qu’on était à un moment dans le monde de l’édition où ma personne, mon corps, mon parcours, représentaient un truc un peu marketing, bankable. Je n’avais pas envie de signer pour les mauvaises raisons.
C’est à partir de ce moment-là que je me suis rendu compte que quand on lit un livre, on ne réalise pas ce qui se passe pour l’auteur·ice dans le processus d’écriture.
Christelle Bakima Poundza
En tant qu’artiste, ça touche aussi à la question de contrôle sur…
Sur l’œuvre, la distribution, la perception que les gens peuvent avoir de toi. Au début, ça a pris du temps avec mon agente parce que je voulais instaurer une relation de confiance avec elle. J’avais besoin qu’elle comprenne qui je suis, plutôt que qui les gens pensent que je suis, avec un premier livre qui sort sur les corps noirs. « Je ne veux pas que tu m’emmènes à des endroits qui ne sont pas moi », je lui ai dit.
En gros, la première étape du projet, c’était de comprendre que ça serait un essai. Est-ce que je le fais à la première personne ou non ? Si oui, dans quel intérêt ? Quelle ambition de diffusion j’ai ? Elle m’a beaucoup aidée à comprendre la différence entre écrire et écrire un livre, le porter au public. Elle m’a dit : « ce que tu vas écrire, ce sera en ton nom, et c’est toi qui le portes. Dans ton écriture, il faut que tu aies conscience de ça. Pas pour te brider mais pour que tu aies confiance en ce que tu fais jusqu’au bout. Il faut que tu réalises qu’on peut t’attaquer dessus, mais aussi que tu sois ok qu’on t’attaque dessus ». En plus, c’est un livre, ça reste. Ce n’est pas pour dire que quand un livre sort, toute la terre entière le sait. Ça, c’est ce qu’on s’imagine, mais ce n’est pas vrai. Les auteur·ice·s commencent à bloquer quand iels savent que le livre va être publié, et iels commencent à paniquer.
Pendant les six mois d’accompagnement, elle n’était pas payée. C’est pour ça qu’il fallait qu’elle soit sûre qu’au moment de signer avec une maison d’édition, je ne la lâche pas par peur. On a commencé à avoir des rendez-vous avec des maisons d’édition entre janvier et février 2022. J’ai directement eu un feeling avec Les Insolentes Hachette. Peut-être parce que l’une des éditrices était métisse. Elle avait fait un mémoire sur le circuit de distribution littéraire en Afrique de l’Ouest. J’avais plus confiance en là où je mettais les pieds, mais il m’a fallu quand même deux mois pour accepter leur proposition. Entre août 2022 et mars 2023, on a fait quelques réunions avec mon éditrice. On a eu des réunions finales en mars, quand elle a édité le livre. Ça s’est passé sur un Google Docs, sur lequel elle mettait plein de commentaires, des annotations.
J’ai eu un mois pour revenir sur la première écriture. Je me souviens que c’était une période très désagréable. À la fin, le livre, tu l’as écrit et t’en as marre, tu ne peux plus le voir, mais en même temps c’est important. Il y a ensuite une correctrice qui est venue apporter une autre relecture. Plutôt pour les coquilles, mais elle a aussi fait des propositions de développement. C’est à partir de ce moment-là que je me suis rendu compte que quand on lit un livre, on ne réalise pas ce qui se passe pour l’auteur·ice dans le processus d’écriture. Il y avait des parties ou des manières de dire que je trouvais importantes, où elles me disaient « pas forcément important, à enlever », et je devais me battre pour défendre mes propos. Tout ce que t’écris ne va pas sortir comme tel. Quand je dis que c’est un processus que j’ai trouvé violent sur la fin, c’est que tu réalises que ce que tu écris peut être dilué selon qui te relit. Comme le sens des mots a son importance, tu peux le prendre personnellement, alors que ce n’est pas comme ça qu’il faut le recevoir.
T’avais déjà écrit des textes auparavant qui avaient été relus pour être publiés ?
Oui, pour des médias indépendants, ou des projets d’école. J’ai déjà édité des gens – je t’ai parlé du projet de ma mère par exemple – et en fait, quand j’édite quelqu’un·e, il y a une notion de soin. Je ne dis pas de cut cette partie parce que c’est claqué, mais plutôt qu’il y a une meilleure évolution possible dans son texte, que ça lui servirait mieux, donc que c’est dans l’intérêt de la personne. Ce vendredi, je sors un article dans le média Views, et la rédactrice en chef qui m’a corrigée – qui est une femme noire – a été encore plus dure que les corrections que j’avais eues sur Corps noirs. C’était difficile au début, mais quand je relis le texte aujourd’hui, je me dis que l’article est vraiment bien. Je n’aurais pas pu le faire moi-même. Les textes puissants qui sortent à grande échelle ne sont pas toujours des textes bruts écrits d’un coup, et ce n’est pas grave.
Il faut comprendre que ton livre, il n’y a pas que toi qui vas le lire. Je pense qu’il faut d’abord écrire pour soi et si d’autres personnes s’y reconnaissent, c’est très bien, mais le rôle de l’éditeur·ice, c’est de faire en sorte que le livre résonne dans le monde. De le rendre accessible à toustes. Et forcément, faut du taf.
J’écris beaucoup mais en vrai je lis les autres plus que je n’écris moi. Ça me nourrit vraiment de savoir ce que les gens racontent.
Christelle Bakima Poundza
Il y a une partie de ton écriture qui s’étend sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui j’ai l’impression que c’est surtout du visuel et des stories, mais qu’avant tu écrivais plus via des posts. Tu peux en parler ?
Déjà quand j’étais petite, j’avais un Skyblog, pour parler de moi, de ma vie… et aussi d’Emma Watson, parce que j’étais super fan d’elle (rires). Un jour, j’ai même été élue meilleur blog de la semaine, c’était le plus beau jour de ma life. Ça s’appelait « emmawatsonworld ». En vrai, j’ai toujours eu un truc de fan. Puis il y a eu l’époque de Facebook et d’Instagram. Au départ, j’en avais une utilisation qui était très axée sur la promotion des projets sur lesquels je travaillais en école de commerce, lorsque j’étais présidente d’une asso de mode. On organisait des événements, des défilés.
J’ai vraiment commencé à utiliser les réseaux sociaux à partir de 2016, quand je suis allée à Berlin. J’y ai fait un stage dans une boutique de pièces vintage de créateur·ice·s. Le mec qui la tenait voulait que je m’occupe de leur Insta. Quand il a vu mon profil, il était étonné que je n’utilise pas plus le texte et l’image. Il m’a dit : « je pense que tu devrais essayer de t’approprier l’outil pour créer un peu plus ton monde ». Ça m’est resté, et de là j’ai commencé à poster en noir et blanc sur mon profil. J’écrivais des reviews de films dans mes posts. Je parlais de ce que ça m’avait fait, ce à quoi ça m’avait fait penser… Puis il y a eu la période où j’aimais trop faire des carrousels par rapport à ce qui me passait par la tête. J’allais chercher des vidéos d’archives très anciennes, je les superposais. Je l’ai fait de manière candide. En story, je postais vraiment tout et n’importe quoi. Je disais aux gens : « croyez pas y’a une ligne édito ici », genre y’a pas de DA ! (Rires)
C’est indéniable que l’écriture sur Insta a participé à la réussite du livre. Les sujets du livre sont des sujets dont je parle en story. J’ai beaucoup écrit sur cette plateforme, et j’y écris encore beaucoup de choses. C’est là que je me suis rendu compte que ce que j’écrivais pouvait avoir une portée pour d’autres gens. J’ai toujours écrit depuis très longtemps mais sans me dire que je rêvais de publier ou de devenir artiste, même si je pense que j’ai toujours eu cette fibre. Je lis aussi beaucoup de gens sur ce médium [Instagram]. Je me souviens, avant qu’on se connaisse, t’avais posté un de tes textes, et je trouvais ça trop deep. J’aimais trop, j’avais lu, j’avais gardé. Puis je me suis dit « non mais c’est pas possible, je peux pas garder ce texte pour moi, faut que je partage ! ». J’écris beaucoup mais en vrai je lis les autres plus que je n’écris moi. Ça me nourrit vraiment de savoir ce que les gens racontent.
Retrouvez-nous la semaine prochaine pour la deuxième partie de ce thé avec Christelle Bakima Poundza ! Nous parlerons du déroulé de la promotion de son livre en tant que femme noire et lesbienne dans le monde de l’édition français, de ses rêves d’enfant, mais aussi des restructurations envisageables pour notre société et pour l’industrie de la mode…
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Relecture et édition : Sarah Diep
Image à la une : © Elie Zinsou
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