Léna a huit ans quand elle entend parler de viol à la radio, dans le sillage médiatique de l’affaire d’Outreau. Elle comprend alors que c’est ça, ce qu’elle est en train de vivre, et trouve les mots pour alerter son entourage. Vingt ans plus tard, à la radio qui lui a donné les mots pour s’émanciper d’une situation aussi violente qu’elle peut être banale, elle livre Queen of Bongo, un documentaire puissant et réparateur.
Léna Rivière est autrice, journaliste et animatrice pour Radio Grenouille, emblématique radio associative Marseillaise. Face à l’inceste qui impose le silence, son documentaire met des mots, interroge l’irréparable et ce qui fait justice. Cette interview est la transcription et l’édition d’un échange avec le public du Vidéodrome 2, à l’occasion d’une séance d’écoute à Marseille, le 12 novembre 2025. Soyez prévenu·es, ce documentaire et cette interview évoquent des violences sexuelles vécues dans l’enfance.
Ce documentaire est un travail au long cours, tu es au centre de cette histoire. Comment as-tu commencé cette enquête ?
Léna Rivière : Je le dois à ma collègue Nelly, qui a 30 ans de radio à son actif et m’a formée quand je suis arrivée à Radio Grenouille. C’était difficile pour moi de revenir habiter Marseille, qui plus est dans le quartier où j’ai grandi – où se trouve la radio. Un jour où j’allais particulièrement mal, je lui ai raconté ce qui m’est arrivé dans mon enfance, et elle était très interrogative sur comment une enfant de huit ans peut mettre en mots ce qui lui arrive. Quand je lui ai expliqué que c’était grâce à la radio, Nelly m’a dit « c’est une excellente idée de documentaire ». C’est le point de départ.
Pour moi, la radio c’est une bouteille à la mer, on ne sait pas qui s’en saisit : c’est ce qui m’est arrivé quand j’étais enfant, donc j’avais cette volonté là.
J’ai eu la chance de parler assez tôt, ça a été présent dans ma vie très jeune, je savais qu’il fallait que j’en fasse quelque chose. Et j’avais la conviction que ce qui m’était propre pouvait être utile à d’autres. J’ai conscience que c’est systémique, mais au fur et à mesure de ma vie, le fait de parler a permis de déverrouiller d’autres dialogues. Et pour moi, la radio c’est une bouteille à la mer, on ne sait pas qui s’en saisit : c’est ce qui m’est arrivé quand j’étais enfant, donc j’avais cette volonté là. Pour arriver à construire ce récit, et raconter au travers de l’inceste et des violences sexuelles, il fallait que je réunisse toutes les protagonistes de cette histoire. J’avais envie de combler les manques qu’il peut y avoir dans ce récit, et je sais qu’on est en résonance avec les proches des victimes ou les victimes elles-mêmes. Je soupçonnais aussi que d’autres personnes puissent avoir été victimes, et le documentaire était un excellent prétexte pour ouvrir le dialogue.
Il y a une question de reconstruction, ce documentaire te construit et te nourrit, d’un point de vue d’autrice également. L’écriture t’a habitée pendant longtemps, qu’en retires-tu une fois arrivée à cette livraison publique?
Une réparation personnelle, c’est certain. Mais aussi, et ça va avec ce que j’ai appris au travers de Radio Grenouille, comment faire de l’entretien avec quelque chose de vulnérable, sans jamais être impudique avec l’intimité des gens : qu’est-ce qui mérite d’être mis en ondes ? Qu’est-ce qui, dans une histoire, est individuel et touche à l’universel ? Évidemment, le matériel est profondément intime : c’est mon histoire, celle de mes proches et des gens à qui je tiens. Mais c’est la même méthode. Il y a beaucoup de difficultés dans ce que les gens livrent, parce que c’est super dur de parler de quelque chose de traumatique. Chacun a son endroit de honte et de culpabilité, qui restera peut-être toujours blessé. Mais en le transformant à travers ce documentaire, peut-être que des gens se sentiront moins seuls. Ça déplace vraiment la honte je crois, peut-être même que ça en fait une fierté.
Tu parles à ton endroit, mais tu parles aussi des autres, des âmes sœurs. Comment ont-elles réagi à ton projet de documentaire ?
C’est difficile de parler à la place des gens. Chaque personne a participé au documentaire en l’appréhendant différemment. En tout cas, j’essaie de faire attention à rester au cœur de ce qu’elles ont livré. On entend entre trois et cinq minutes de témoignage par personne, mais les entretiens ont duré deux, trois, voire six heures.

On comprend qu’il y a eu un procès, mais il est peu abordé dans le documentaire. Est-ce une volonté de ta part, comment tu l’as vécu, comment as-tu accueilli le verdict ?
C’est peu abordé, parce que les procédures judiciaires sont un second traumatisme. C’est très long, éprouvant. En moyenne, 1% des victimes ont droit que leur agresseur soit traité en justice. On a eu de la chance, à l’échelle des victimes des violences sexuelles, parce qu’on est reconnu·es comme victime par la justice et que notre agresseur a pris sept ans de prison. Au niveau du verdict, j’ai peu de choses à dire, est-ce que j’estime que sept ans, c’est suffisant par rapport à une enfance perdue, et par rapport à la dangerosité de la personne ? Chacun s’en fait son idée.
Mon lien aux personnes qu’on entend dans le documentaire n’est pas seulement l’agresseur, mais le fait qu’on s’est rencontrées au procès. C’est parce qu’on a porté plainte qu’on se connaît. Dans le cadre des procédures judiciaires, on fait un procès à l’agresseur, et non pour des victimes, qui sont tributaires de la procédure. C’est particulier, la parole des victimes dans le cadre de procédures qui sont très lourdes – surtout en cour d’assises. Tout le monde est interchangeable, et ce qui est un traumatisme à vie, et peut définir toute une trajectoire, doit se résumer en une heure ou moins. Quand il y a prescription par exemple, c’est 20 minutes à la barre : c’est un certain type de violence.
Ça ne m’intéressait pas de retracer ça, mais plutôt de le renverser : on n’entend pas tellement parler de l’agresseur. C’est un choix, j’aurais pu faire autrement, on en a beaucoup parlé avec les victimes. Mais ce qui m’intéresse, c’est comment nous, on a composé avec ça et comment on est sorti·es de cette procédure.
On entend ton avocate, qui est centrale dans ta quête.
Oui, Maître Donato représente la caution de la justice et le traitement judiciaire, mais avec beaucoup d’empathie et d’accompagnement. Ça montre aussi le lien qui peut naître dans l’accompagnement de ce genre d’affaires, ça ne laisse personne indemne. C’est une brique importante dans l’histoire.
Je voulais une réponse de la part de quelqu’un dont le judiciaire est le métier : est-ce que c’était juste? Est-ce que c’était injuste pour l’époque? Le procès a eu lieu en 2009. Aujourd’hui, les clauses relatives aux violences sexuelles ont beaucoup évolué. J’avais besoin du point de vue de quelqu’un dont c’est le métier, mais qui n’est pas extérieur à l’histoire. Et on l’entend, on est lié autrement que par le procès.
Le documentaire agit dans les failles de notre institution judiciaire, qui est très imparfaite sur ces questions-là. J’ai l’impression que c’est une manière de faire réparation et de faire justice autrement ?
Je laisse ça ouvert, mais c’est ma manière de faire justice, d’en faire un objet et de le transformer. En littérature, il y a beaucoup de personnes qui ont écrit sur le viol ou l’inceste. Neige Sino avec Triste Tigre m’a beaucoup aidée dans ce processus. Elle explique que la littérature ne l’a pas sauvée, même si elle est devenue magistralement connue avec ce livre. C’est toujours un paradoxe de faire du beau avec quelque chose de profondément laid. En même temps, qu’est ce qu’on a comme choix, par rapport à la blessure que c’est ? Moi je suis reconnue comme victime par l’État, j’ai eu un dédommagement, mon agresseur a été puni par la justice.
Sans même parler de « est-ce que c’est suffisant? », derrière, qu’est-ce qu’on fait avec ça? Qu’est-ce qui fait réparation, qu’est-ce qui rattrape? Certaines choses sont profondément irrattrapables. Pour autant, d’autres peuvent être réparées, notamment sur des questions de dialogue. Le documentaire est prétexte à certains dialogues difficiles, en faire un objet m’assoit une légitimité que je ne me permets pas seule.
Je crois en une forme de réparation, dans le fait de nouer des dialogues qui peut-être jusque-là étaient impossibles, et de les donner à entendre.
Je crois à la radio, je crois que poser un micro devant certaines personnes, dans de bonnes conditions, peut créer un autre rapport de vérité que dans une contre-soirée de cuisine. Je crois en une forme de réparation, dans le fait de nouer des dialogues qui peut-être jusque-là étaient impossibles, et de les donner à entendre. Les victimes ne sont pas que victimes de violences sexuelles. L’inceste et les violences sexuelles dans l’enfance, c’est une bombe à fragmentation, ça crée des blessures relationnelles dans toutes les familles. On parle peu de ce que c’est pour les proches, qui ne sont pas seulement dans un traumatisme vicariant, mais vivent une blessure dans le regard au monde et la relation aux autres. Donc le documentaire permet de renouer ce dialogue, c’est une réparation qui ne passe pas par la justice, mais qui fait justice.
Un passage m’a marquée, c’est quand tu retournes chez cet homme et que tu rencontres des passants. Je trouve votre échange complètement surréaliste. Qu’ont-ils gardé avec eux après votre discussion, et comment as-tu vécu ce moment ?
C’est dur de parler à leur place, mais ils ont eu un rapport très empathique. La personne ne m’a pas dit « je te crois » mais elle aurait pu, c’était très humain comme échange. Cet endroit pour moi, c’est le lieu du crime, c’est comme si je revenais dans un cimetière. C’est un endroit où je suis morte, je n’avais pas idée que je pouvais croiser des voisins. Ça montre aussi une évolution dans ma psychée, d’arriver à le dire aussi spontanément, je ne l’aurais pas fait il y a cinq ans. Sa réponse aussi est intéressante, car quand on le dit simplement, la réponse n’est pas si pire. Il répond : « c’est chaud ». Oui, c’est vrai, c’est chaud.
Dans le documentaire il y a un extrait du journal qui évoque le procès Mazan, comment vis-tu ces grandes affaires médiatiques, qui subissent parfois un traitement inégal, irrégulier, et qui sont d’une extrême violence ?
Toutes ces affaires judiciaires sont extrêmement violentes dans leur traitement médiatique et surtout dans ce qu’elles sont. Mais ça occupe tellement l’espace médiatique que ça entre dans chaque maison, et met en exergue quelque chose d’à la fois extrêmement banal et exceptionnel. Le 29 octobre dernier, la notion de consentement est passée dans la loi par rapport au viol, et c’est directement lié au procès de Mazan. Ce n’est pas pour ça que tout est réglé, mais certaines affaires représentent de grandes avancées et des prises de conscience, notamment par rapport à la lutte contre les violences sexuelles ou plus généralement la condition des femmes et des enfants. Le procès d’Outreau a réformé tout le système judiciaire.
C’est compliqué de dire quel est le juste traitement médiatique, mais si à l’époque du procès d’Outreau on n’avait pas verbalisé à la radio la question du viol, et de la pédocriminalité, peut-être que moi, je n’aurais pas compris. Notre époque verbalise plus qu’avant, et le procès de Mazan a été très trash, autant au niveau du traitement médiatique que du traitement judiciaire, les avocats ont été affreux. Néanmoins, la notion de consentement a été débattue à une échelle nationale et même mondiale. C’est quoi le consentement? C’est quoi un consentement éclairé? Et maintenant, on fait jurisprudence. Donc quelque part, tant mieux.
On sait que l’inceste fait des ravages au niveau de la communication dans les familles. Dans quelle mesure ce documentaire a-t-il servi à renouer le dialogue avec ta famille ? Comment ont-ielles accueilli ta démarche ?
Ce qui réunit les membres de la famille, c’est qu’ils m’aiment et tiennent à moi, et c’est réciproque. J’ai souhaité qu’ils fassent partie de ce documentaire sur l’inceste que j’ai subi, ils l’ont fait de bon coeur parce que c’était important pour moi. Pendant le processus de préparation d’entretien et les entretiens, ça a été important pour eux de cibler leur parole. Ce projet est diffusé de façon publique : qu’est ce que tu acceptes de donner autrement que dans un dialogue avec moi, qui suis ta soeur ou ta fille ? Avec mon père on a toujours beaucoup parlé de ça, il le dit, c’est ça qui fait qu’il y a cette confiance.
Avec mon frère c’est différent, et je pense qu’il fallait une raison pour faire naître ce dialogue. Et encore une fois, il tient à moi et il m’aime, c’est juste qu’il n’a peut-être pas trouvé le bon moyen, le bon espace pour l’exprimer, et là c’était un bon endroit. Ça n’est pas parce qu’il n’en parlait pas que ça ne cheminait pas en lui. Mon frère est un bon exemple, quand il dit « je ne pouvais pas en parler, je ne voulais pas en parler », c’est du refoulement. C’est le cas d’énormément de gens, qui ne peuvent mettre de mots sur ce qu’elles ressentent, parce que c’est trop violent de se confronter à ce qui s’est passé pour la personne à qui on tient. Et parfois on ne peut pas faire autrement. Le documentaire m’a permis de questionner pourquoi, jusque-là, il n’avait pas pu faire autrement.

Et comment s’est articulé le travail de composition musicale ?
Oras Elone est dj et productrice, j’aime beaucoup ce qu’elle fait et on travaille ensemble dans le cadre de la radio. J’avais aussi une intuition sur ce que ça pouvait engager de faire ce boulot là ensemble, humainement. On a eu de la chance, on a été prises à la Métive, un lieu de résidence d’artistes dans la Creuse qui nous a donné un cadre privilégié pour avancer sur le projet. C’est la première fois qu’elle bossait sur du documentaire sonore, et moi, c’était mon premier documentaire en tant qu’autrice, avec quelqu’un qui pense une composition. On ne parlait pas le même langage, ça a nécessité plein de réalignements et d’allers retours, mais je suis heureuse du résultat.
Je pense qu’un souffle, une hésitation, un silence ou un lapsus en disent parfois bien plus qu’une phrase.
On a parlé de la composition musicale, mais il y a aussi le travail sur les nombreuses voix que l’on entend. Tu as pris soin de sélectionner les moments de ces paroles qui vont devenir publiques. Comment as-tu travaillé pour être juste, pour que ça reste de l’ordre du vrai et ne pas déformer ce que les gens te livrent ?
J’ai pensé le montage des entretiens en termes de rythme et de tonalité. En réalité ce documentaire est assez sobre, il y a quelques prises de son d’ambiance, mais ma matière principale c’était vraiment de la voix. J’ai essayé de travailler la voix de la même façon qu’une ambiance, en gardant ce qui rythme, ce qui donne le ton.
Je pense qu’un souffle, une hésitation, un silence ou un lapsus en disent parfois bien plus qu’une phrase. Qu’est ce qui, dans ce qui est dit, mérite d’être entendu, en termes de sensations ? Avec les victimes, on a évidemment parlé de viols et de violences sexuelles, de ce qui nous est arrivé très exactement. On ne l’entend pas de manière aussi crue dans le documentaire, et ça n’est pas pour éviter de choquer. Certain·es auteurices ont décrit crûement le viol et c’est très utile, mais je n’avais pas envie de le faire parce qu’en termes d’écoute, je pouvais le retranscrire différemment. Avec des sensations et des émotions, qui permettent de se mettre à la place, sans reproduire la silenciation qui existe autour de ça et tout en respectant la parole de la personne. La violence ne se situe pas toujours dans le descriptif. On entend également de la complicité et de la tendresse dans nos intonations. Ça amène de la douceur, et c’était important de le raconter car c’est aussi ça, de pouvoir se parler ouvertement entre personnes qui ont été victimes. On est un peu moins seul·es, et c’est ça que je voulais faire entendre.
Nous avons fait le choix de proposer une version écrite et synthétique du riche échange qu’a eu Léna Rivière avec le public de la séance d’écoute du Vidéodrome 2. Le lien vers sa rediffusion sera bientôt accessible.
Edition : Soizic Pineau
