Les oublié·es de l’amitié

Flora Santo

illustration amitié solitude exclusion
Lieu de soin, d’épanouissement, d’oisiveté, l’amitié pourrait offrir un autre chemin, une alternative désirable au couple traditionnel et à la famille nucléaire. Mais est-il possible pour tout le monde de placer ses ami·es au centre de sa vie ? Alors que la solitude progresse dans toutes les tranches d’âge à travers le monde, les inégalités d’accès au lien semblent se creuser.

Longtemps reléguée derrière le couple et la famille, l’amitié apparaît aujourd’hui au cœur des réflexions culturelles et politiques. Ces trois dernières années, en France, différents ouvrages – dont Nos puissantes amitiés de Alice Raybaud, Elles vécurent heureuses de Johanna Cincinatis Abramowicz, Un désir démesuré d’amitié de Hélène Giannecchini, Post-romantique de Aline Laurent-Maynard ou encore 3 de Geoffroy de Lagasnerie – placent les liens platoniques au centre des discussions et pensent l’amitié comme modèle de vie. Les auteur·ices y parlent de son pouvoir politique et libérateur et explorent des façons de revaloriser les relations amicales, de décentrer l’amour romantique et la famille traditionnelle, de vivre en communauté, de faire famille entre ami·es, d’obtenir plus de reconnaissance des liens amicaux de la part des institutions. Une idée s’y dessine : et si nos vies pouvaient s’organiser autour de l’amitié, plutôt que du couple ?

L’utopie amicale est nécessaire à la création de nouveaux idéaux de vie – tout le monde ne se retrouve pas dans le couple et la famille traditionnelle, qui peuvent parfois être des lieux de violence, de dépendance ou d’isolement, notamment pour les femmes et les personnes queers. L’amitié ne dessert aucun projet institutionnel : c’est un lien gratuit, non contractuel, qui repose sur un choix libre, et devient donc potentiellement un terrain d’épanouissement, de solidarité, de soin radical. Mais pouvoir compter sur un réseau d’amitiés solide n’est pas donné à tout le monde : accéder à des relations choisies, durables et soutenantes suppose des conditions économiques, sociales et symboliques favorables. À mesure que les discours en faveur de l’amitié et des communautés fleurissent, un fossé se creuse entre les récits dominants et l’expérience quotidienne de celles et ceux que les structures sociales maintiennent à la marge et oublient.

L’épidémie silencieuse

En 2023, l’Organisation mondiale de santé classe la solitude comme une « priorité de santé publique » tandis que l’administrateur de santé publique des États-Unis parle d’une « épidémie de solitude ». Partout dans le monde, les chiffres grimpent : chaque année, un nombre grandissant de personnes déclarent se sentir seules ou en situation d’isolement relationnel. En France, selon le rapport publié par l’association Astrée en 2025, une personne sur quatre se sent souvent ou presque tous les jours seule et 76% d’entre elles déclarent en souffrir.

Si la pandémie de Covid-19 a exacerbé la tendance, elle ne semble pas en être l’unique cause mais plutôt révélatrice d’un mal-être plus profond. De nombreux facteurs se conjuguent pour expliquer cette montée de la solitude : un contexte néolibéral qui pousse à l’individualisme, l’importance du chômage, la massification des réseaux sociaux qui, s’ils encouragent en partie la création de liens virtuels, renforcent aussi le repli sur soi, la comparaison malsaine et le sentiment de dévalorisation. À cela s’ajoutent la mobilité géographique grandissante des jeunes travailleur·ses qui les pousse à s’éloigner de leurs proches, la disparition progressive des liens de proximité et de voisinage, ou encore le tabou persistant autour de la solitude qui dissuade les personnes concernées de demander de l’aide. Résultat : la solitude progresse, lentement mais sûrement, jusqu’à concerner « toutes les tranches d’âge et toutes les régions du monde », comme le souligne l’Organisation mondiale de la santé.

Le manque de liens sociaux serait aussi nocif pour la santé que le fait de fumer 15 cigarettes par jour et de consommer régulièrement de l’alcool, et augmenterait le risque de décès prématuré de 30%.

La solitude de nos aîné·es est la plus documentée : la canicule de 2003 en France – à la suite de laquelle des centaines de mort·es n’avaient jamais été réclamé·es – avait notamment mis en lumière l’isolement des seniors et la faiblesse des liens intergénérationnels. Mais, loin d’être un phénomène réservé aux personnes âgées, la solitude touche aujourd’hui l’ensemble de la population, et particulièrement les jeunes : en 2025, selon l’association Astrée, 40% des 18-24 ans déclarent souffrir de solitude chronique. Aux États-Unis, le temps qu’iels passent par jour avec leurs ami·es est passé de 2h30 en 2003 à moins de 40 minutes en 2020, d’après la Society for Social Medicine and Population Health. Et les effets nocifs de la solitude sur la santé mentale et physique sont bien connus : selon une étude de Perspectives on Psychological Science menée en 2015, le manque de liens sociaux serait aussi nocif pour la santé que le fait de fumer 15 cigarettes par jour et de consommer régulièrement de l’alcool, et augmenterait le risque de décès prématuré de 30%. Il augmenterait également les risques d’anxiété et de dépression.

Pour Aubène Traoré, psychologue clinicienne, la solitude fait partie de l’expérience humaine. « Dans leur cure, la plupart des patient·es, à un moment donné, parlent d’une souffrance liée à un sentiment de solitude, raconte-t-elle. Iels peuvent se sentir seul·es même s’iels sont très entouré·es. L’être humain est seul dans ce qu’il ressent, dans sa perception du monde. » Mais si la solitude concerne, à un moment ou un autre, chacun·e d’entre nous, elle reste inégalitaire. Certaines personnes y sont structurellement plus exposées que d’autres. Pouvoir choisir ses relations, se construire un réseau d’ami·es ou simplement entretenir des liens réguliers représente parfois un privilège : la précarité, l’exil ou encore le validisme sont autant de facteurs qui peuvent freiner l’accès aux liens et aux amitiés.

© Elena Santacesaria

Joie crip

Pour les personnes en situation de handicap, chaque interaction sociale doit souvent être anticipée, organisée, réfléchie en fonction des contraintes physiques et des obstacles logistiques. Les activités qui favorisent la création de liens – telles que les soirées, les événements associatifs ou culturels, les rencontres sportives ou même certains espaces militants – restent aujourd’hui, pour la plupart, inaccessibles aux personnes handicapées. Les obstacles peuvent être d’ordre matériel, du fait de l’absence d’accès PMR ou de transports adaptés, mais aussi d’ordre psychique : pour certaines personnes neuroatypiques, le bruit, la foule ou les stimulations sensorielles intenses peuvent rendre ces espaces hostiles.

Julie, 40 ans, porteuse de handicap invisible, raconte que l’aggravement de sa condition a eu l’effet « d’un gros bulldozer » sur sa vie amicale. « J’ai beaucoup moins de temps à accorder à mes amitiés parce que la maladie m’exténue. Je ne peux pas soutenir certains proches autant que je voudrais parce que je n’ai pas assez d’énergie pour le faire, explique-t-elle. Déjà à partir de la trentaine, si on ne sort plus partout, si on n’a pas une vie sociale extrêmement hyper active, c’est très difficile de rencontrer des gens qui ne sont pas déjà dans des cercles d’amitié. Et en plus de ça, si on est neuroatypique ou qu’on a une phobie sociale, c’est vraiment hyper casse-tête. » En France, en 2022, le nombre de personnes en situation de handicap variait entre 5,7 et 18,2 millions, en fonction de la définition utilisée. Selon la Fondation de France, un tiers d’entre elles se sentent régulièrement seules.

Déjà à partir de la trentaine, si on n’a pas une vie sociale extrêmement active, c’est très difficile de rencontrer des gens qui ne sont pas déjà dans des cercles d’amitié. Si on est en plus neuroatypique ou qu’on a une phobie sociale, c’est vraiment hyper casse-tête.
— Julie, 40 ans, porteuse de handicap invisible

Lydie Raër, membre du collectif handiféministe Les Dévalideuses, affirme qu’elle bénéficie de certaines facilités au sein de la communauté handi : elle vit à Paris, a un emploi stable, milite activement et n’a pas de mal à aller vers les autres. Pourtant, le sentiment de décalage est bel et bien présent. « C’est une forme de solitude de se rendre compte que les gens se voient entre eux sans toi, font des choses entre eux sans toi, s’invitent entre eux dans leur appartement inaccessible sans toi. » Contre le validisme – encore trop peu abordé, y compris dans les milieux engagés – le militantisme, le tissu associatif et les initiatives locales jouent un rôle crucial. Car, comme le rappelle Lydie Raër, « quand les personnes ne sont pas concernées par le handicap, elles ne vont pas penser à nous inclure : on a besoin de la force de notre communauté, de se faire du bien entre nous. »

À travers la création de son groupe Discord « Crip and Queer », la militante souhaite créer du lien entre personnes queers en situation de handicap vivant à Paris. « Il y a des amitiés qui se créent comme ça, des espaces de joie crip. Ces personnes-là étaient hyper isolées avant, et ça leur permet de sociabiliser avec d’autres personnes. » Elle évoque notamment un jeune homme atteint de la même maladie qu’elle, qui lui a confié n’avoir que deux amies à Paris. « Il évite les espaces gays-hommes parce qu’il sait qu’il va se prendre des microagressions validistes, et que ce n’est pas accessible. Une fois, il est allé à un goûter au centre LGBT, il avait apporté des choses, mais l’événement avait lieu au sous-sol. Personne n’a proposé de déplacer l’événement à un autre endroit. Il est reparti, seul. » À travers « Crip and Queer », il a pu se lier d’amitié avec un autre jeune homme en situation de handicap moteur, qui « l’a pris sous son aile ».

Mais même au sein de cercles supposés safe, les nouvelles rencontres peuvent être sources d’anxiété. « Quand je crée de nouvelles amitiés, j’ai parfois un peu peur de tomber sur un discours validiste, un peu comme à un date où finalement le gars nous annonce à la fin du repas qu’il vote RN » s’amuse Julie. « Ça nous demande beaucoup plus d’efforts d’aller vers l’autre pour créer une amitié, c’est toujours à nous de faire de la pédagogie, précise Lydie Raër. C’est presque un combat politique pour nous de dire : j’ai envie d’avoir ma place dans cet espace où pourront naître des amitiés. Il faut vraiment être motivé·e, car il y a la question de l’accessibilité matérielle mais aussi le validisme et les microagressions, et tout ça a un impact sur notre santé mentale. » Dans une société pensée pour les valides, l’accès à l’amitié des personnes handicapées se conquiert souvent au prix d’un effort constant, d’une vigilance émotionnelle, et parfois d’un isolement persistant.

Métro, boulot, dodo

La solitude a des causes multiples, ce qui rend son étude complexe et parfois diffuse : elle peut surgir d’un contexte social, d’un changement de vie, d’un état psychique. Mais l’un de ses déterminants les plus puissants reste la précarité. L’insécurité économique, en particularité lorsqu’elle est mêlée à l’exil, implique souvent d’être tenu·e à l’écart des espaces où les amitiés se nouent. Fatoumata, 30 ans, originaire de Mauritanie, vit en France depuis cinq ans. Elle n’a, depuis son arrivée et malgré sa volonté, tissé aucun lien amical. « Quand je suis venue, au début, je ne pensais pas que j’allais me sentir seule : j’ai des connaissances ici et certains membres de ma famille. Mais tout le monde travaille, tout le monde a ses occupations, c’est métro, boulot, dodo » raconte-t-elle. Actuellement sans emploi, elle attend que sa situation soit régularisée pour pouvoir suivre une formation et trouver un travail. En attendant, ses journées s’étirent dans le vide. « Ici on a trop normalisé le fait que tu ne peux pas aller voir des gens dans la semaine. Et aussi le fait que tu ne peux pas aller voir des personnes sans être invité·e. À mon âge, tout le monde est marié et a des enfants. Donc, le week-end, la plupart du temps, ils vont chez leurs parents, leur famille. »

On a trop normalisé le fait que tu ne peux pas aller voir des gens dans la semaine, ni sans être invité·e. À mon âge, tout le monde est marié et a des enfants. Donc, le week-end, la plupart du temps, ils vont chez leurs parents, leur famille.
– Fatoumata, 30 ans, originaire de Mauritanie

Fatoumata ne cache pas le poids de cette solitude : « Je n’ai jamais été aussi déprimée. J’avais entendu parler de la solitude, mais je ne l’avais jamais connue. Je n’ai pas de collègues, pas de mari, pas de copines, pas de sœur ici. Ça me pèse. Je me réveille en pensant à ça. » L’un des rares espaces où les amitiés se construisent pour les personnes exilées, c’est le travail. Mais encore faut-il avoir un emploi, et qu’il soit propice à la rencontre. Fatoumata a enchaîné les postes épuisants, souvent isolés. « Femme de ménage, tu es seule, tu fais ton travail, tu parles à personne. Là, ça fait un an que je ne travaille pas, donc je ne sors pas. À part aller marcher, aller à la salle de sport, je ne fais rien. »

Pour Gentiana Malo, déléguée générale de l’association Astrée, qui lutte contre la solitude, ce que vit Fatoumata n’est tristement pas exceptionnel. L’exil est un facteur majeur d’isolement. « Dès qu’on quitte son territoire d’origine, on perd ses repères, ses réseaux, ses codes culturels. Ça fait partie des raisons principales pour lesquelles les personnes ne se trouvent pas seulement seules, mais aussi en situation d’isolement social. » Cette expérience ne concerne pas que les exilé·es internationaux·ales. « Venir d’une autre ville pour faire des études ou chercher du travail peut aussi provoquer ce même vide. Les étudiants étrangers sont parmi les publics les plus à risque, affirme-t-elle. Avec la liberté que l’on trouve dans des grandes villes comme Paris viennent aussi cette solitude et ce manque de liens. » La précarité économique, elle, fragilise davantage encore l’accès aux liens. Comme le rappelle Gentiana Malo, « avec l’inflation, ça devient de plus en plus difficile de participer à des événements de société. Une simple sortie au restaurant devient un luxe. Certaines études démontrent aussi que quand on est pauvre, on ose moins inviter les gens chez soi parce qu’on a honte. » Selon le rapport 2025 d’Astrée, 31% des personnes issues de catégories les plus modestes déclarent se sentir régulièrement seules, contre 11% de celles issues de catégories aisées.

Avec l’inflation, ça devient de plus en plus difficile de participer à des événements de société, d’aller au restaurant. Quand on est pauvre, on ose aussi moins inviter les gens chez soi parce qu’on a honte.
– Gentiana Malo, déléguée générale de l’association Astrée

L’utopie amicale

La position sociale et économique d’un·e individu·e est un facteur déterminant dans son attractivité aux yeux des autres. Comme l’explique le sociologue Sylvain Bordiec, spécialiste des solitudes, « moins on a de ressources valorisantes, moins on est recherché·e, moins on développe d’amitiés ». Les récents travaux et réflexions sur l’amitié imaginent un horizon de vie basé sur la communauté, la non-hiérarchisation des relations, la mise en commun des affects, éloigné de la norme amoureuse et familiale. Mais, comme le souligne Sylvain Bordiec, accéder à ce mode de vie libre et épanouissant suppose des conditions de départ favorables, à commencer par des ressources économiques : « Pour les jeunes ne pouvant partir de chez leurs parents parce que l’indépendance est trop chère, pour les couples forcés de rester vivre sous le même toit pour tenir le coup financièrement, pour les femmes sous l’emprise et la force des hommes dans la sphère domestique, aussi pour les femmes aidantes de leurs parents et petits-enfants, ces “choix” de vie, à moyen et long termes en particulier, sont strictement impossibles, explique-t-il. Un des effets de la vulnérabilité et de la précarité est la dépendance à la famille, aussi peu réconfortante et protectrice soit-elle, et le maintien des individus éloignés aussi bien de la solitude “heureuse” que des amis comme famille “choisie” ou d’élection. » L’utopie amicale, si séduisante soit-elle, peut ainsi se heurter à une réalité matérielle : il est difficile de mettre ses ami·es au centre de sa vie quand tout, autour de soi, impose la cohabitation contrainte, l’isolement ou bien la survie.

Quand les liens sont absents, l’invitation est souvent à l’apprivoisement de la solitude : il faudrait apprendre à l’aimer, à la considérer comme un moment fécond de repos, de créativité ou de développement personnel. Mais là encore, cette expérience n’est pas distribuée équitablement. L’expérience de la solitude « choisie » n’est pas non plus accessible à tout le monde. Sylvain Bordiec parle d’une « pratique inégalitaire de la solitude » : « Le cocooning, le recentrage sur soi à des fins d’apaisement, d’épanouissement, de création, c’est quelque chose que personne ne revendique chez les pauvres ou les classes populaires, précise-t-il. Les classes défavorisées de façon globale restent plus éloignées que les autres de ces thématiques d’épanouissement personnel, de restauration de soi. »

Le cocooning, le recentrage sur soi à des fins d’apaisement, d’épanouissement, de création, c’est quelque chose que personne ne revendique chez les classes défavorisées.
– Sylvain Bordiec, sociologue spécialiste des solitudes

Retrouver du lien

En raison du tabou qui entoure l’isolement et la difficulté à créer des liens, la solitude est souvent vécue comme une honte, ce qui entraîne un cercle vicieux : « Plus on se sent seul·e, moins on fait d’efforts pour aller vers les autres car on a moins d’estime de soi » résume Gentiana Malo. Selon l’association Astrée, 69% des personnes se sentant seules n’en parlent pas à leur entourage. Fatoumata, confrontée à cette réalité en arrivant en France, a fini par consulter une professionnelle : « J’ai pris une formation avec une coach qui gère la timidité et la confiance en soi. J’en étais arrivée à me dire “peut-être que je suis timide, peut-être que je n’ai plus confiance en moi, mais ce n’est pas vrai. Quand on m’intègre, je ne suis pas timide. » 

Ce sentiment de culpabilité est parfois renforcé par l’utilisation intensive des réseaux sociaux. « La solitude est souvent associée à un sentiment d’avoir échoué, échoué à rencontrer l’autre, échoué à nourrir une relation, explique la psychologue Aubène Traoré. Le tabou pourrait être rattaché à cette question : “Est-ce que je suis quelqu’un d’aimé·e, d’aimable, d’aimant·e ?” La solitude est prise comme un critère d’évaluation de la personne. C’est peut-être là où les réseaux sociaux viennent appuyer. » Selon une étude de l’université de Pittsburgh, passer plus de deux heures par jour sur son téléphone multiplierait par deux le sentiment de solitude : les réseaux sociaux peuvent renforcer l’illusion d’un échec personnel, là où il s’agit, en réalité, d’un mal largement partagé et structurel. En parallèle, l’émergence des chatbots générés par l’intelligence artificielle, qui font désormais office de thérapeutes et de confidents pour un nombre grandissant d’utilisateur·ices, révèle des chiffres préoccupants : d’après une étude du Massachusetts Institute of Techonology et de OpenAI, 10% des utilisateur·ices de ChatGPT présenteraient des signes de hausse de leur sentiment de solitude et de baisse de leurs interactions sociales.

Passer plus de deux heures par jour sur son téléphone multiplierait par deux le sentiment de solitude : les réseaux sociaux peuvent renforcer l’illusion d’un échec personnel, là où il s’agit, en réalité, d’un mal largement partagé et structurel.

Face à ce phénomène global, des réponses institutionnelles commencent à émerger : le Japon et le Royaume-Uni ont créé des ministères de la Solitude, l’OMS a formé une Commission sur le lien social chargée de définir un programme mondial de lutte contre la solitude. L’association Astrée, elle, préconise la mise en place de politiques éducatives valorisant l’empathie, l’écoute, la coopération dès le plus jeune âge. Car, comme le rappelle Gentiana Malo, « faire des bonnes actions, ça aide à se sentir bien, ça donne une meilleure estime de soi », facilitant ainsi le rapport aux autres et permettant d’éviter le repli sur soi. D’autres initiatives tentent également de répondre à cet isolement grandissant : dans certains pays, les médecins peuvent désormais prescrire du lien social, en orientant leurs patient·es vers des activités collectives ou associatives. Mais pour beaucoup, ces solutions restent superficielles, tant qu’elles ne s’accompagnent pas d’une transformation en profondeur. « Si la vie était moins dure sur tous les aspects, la solitude pourrait être moins difficilement vécue, pourrait être plus restauratrice que destructrice, affirme Sylvain Bordiec. Ces prescriptions de lien social, c’est l’arbre qui cache la forêt de toutes les misères de solitude générées par le capitalisme, la baisse de la dépense publique pour offrir des loisirs, de la culture, des formations qui amènent à des diplômes qui eux-mêmes amènent à des emplois si ce n’est intéressants, au moins corrects. »

Face à la soif de liens, de nouvelles applications de rencontre amicale ont émergé ces dernières années, telles que Bumble For Friends, Meetup, Feels ou Timeleft. Elles proposent aux utilisateur·ices d’organiser des « dates » pour rencontrer de potentiel·les futur·es ami·es, de participer à des dîners avec des groupes d’inconnu·es ou encore de rejoindre des activités collectives selon leurs passions et centres d’intérêt. Pour celles et ceux pour qui ces formats ne sont pas accessibles, ou qui peinent à créer des liens forts, certaines études suggèrent de commencer par investir les liens faibles : ces relations légères que l’on entretient avec des connaissances telles que des voisin·es, des employé·es de café, des coiffeur·ses ou autres commerçant·es. Selon le Personality and Social Psychology Bulletin, ces liens augmenteraient significativement le bien-être et réduiraient le sentiment de solitude.

Construire sa vie autour de ses liens amicaux est une utopie précieuse, mais qui ne peut pas être pensée sans considérer les freins systémiques à la création de liens. Tant que l’amitié restera conditionnée par des privilèges matériels, sociaux ou culturels, elle ne pourra pas être un refuge universel. Et, au-delà des obstacles structurels, l’amitié répond aussi aux aléas de la vie : l’accent est souvent mis sur la difficulté de rencontrer l’amour, mais trouver ses grand·es ami·es, ses âmes sœurs, celles et ceux avec qui on pourrait partager une vie, faire famille, est tout aussi imprévisible, et rare. Qu’il s’agisse d’amour romantique, d’amitié ou de famille, trouver son groupe, sa communauté indéniable, inconditionnelle, est un luxe à chérir.


Vous n’êtes pas seul·es. Si votre solitude devient trop pesante, vous pouvez appeler SOS Amitié au 09 72 39 40 50 ou la Croix Rouge au 0 800 858 858. L’association Astrée propose également un accompagnement gratuit : vous pouvez les contacter via leur formulaire en ligne.

Article : Flora Santo
Édition et relecture : Sarah Diep et Coco Spina

Illustration : © Elena Santacesaria pour Manifesto XXI

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